Les appels à transformer l’entreprise en un écosystème plus responsable et engagé sur le plan social et environnemental sont aujourd’hui plus nombreux que jamais. Cependant, au-delà des différentes stratégies possibles, il nous semble important de prendre conscience que pour être authentiques et réussies, toutes ces démarches doivent commencer par une première étape : le renforcement des valeurs humaines au sein de l’entreprise.
Que l’on parle de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), d’entreprise à mission, de raison d’être, de qualité de vie au travail (QVT), ou encore de remettre les RH au cœur de la stratégie de l’entreprise, on n’a jamais autant revendiqué un modèle d’entreprise humaine et responsable où la vie professionnelle permettrait à chacun de s’épanouir en trouvant du sens, de l’équité et du respect.
Certes, ce modèle idéal doit composer avec un contexte de marchés mondialisés, de contraintes financières, de crises récurrentes et de mutations rapides, mais la bonne nouvelle est que cette évolution, au-delà de ses bénéfices sociétaux, procure aux entreprises un réel gain de valeur et de performance1Salima Benhamou et Marc-Arthur Diaye, Responsabilité des entreprises et compétitivité – Évaluation et approche stratégique, France Stratégie (2016) + Laurence Morvan, Les entreprises responsables, championnes de la croissance, Accenture (2019) + Lindsay Delevingne, Anna Gründler, Sean Kane et Tim Koller, The ESG premium: New perspectives on value and performance, McKinsey (2020)..
Aujourd’hui, un nombre croissant d’entreprises s’engagent dans cette voie, et il est légitime de considérer que nous faisons face à une évolution profonde et durable des mentalités et du modèle de management stratégique des entreprises.
Le risque d'une approche fragmentée
Bien que vertueuse, une démarche de transformation sociale n’est pas chose facile à mettre en œuvre. Si la première étape est évidemment de se conformer aux exigences législatives, il ne faudrait surtout pas s’en satisfaire, car :
- ce serait donner l’image d’une direction qui ne s’intéresserait aux questions sociales et sociétales que parce qu’elles sont légalement imposées, ce qui pourrait être contre-productif ; et
- ce serait priver l’entreprise d’un formidable levier pour se réinventer et se doter des meilleurs atouts pour réussir et affronter les années à venir dans les meilleures conditions.
La multiplicité des domaines concernés et des choix possibles crée le risque d'engager l'entreprise dans des actions ponctuelles sans vision et stratégie à long terme.
Cependant, il nous semble que deux facteurs sont à l’origine de la difficulté rencontrée par les dirigeants et les membres des CODIR et des COMEX pour comprendre quelle pourrait être la meilleure stratégie à mettre en place :
- La multiplicité des domaines concernés au sein de l’entreprise, touchant la majorité de ses activités et de ses relations.
- La diversité des actions possibles au sein de chacun de ces domaines.
Aujourd’hui, le marché du conseil en stratégie et management n’a jamais été autant atomisé. Depuis plusieurs années, un nombre toujours croissant d’acteurs et d’offres disparates viennent s’y greffer, rendant la tâche de l’exécutif difficile pour comprendre la portée réelle des promesses qui lui sont faites. La crise sanitaire n’ayant fait qu’amplifier la situation.
La lecture complexe et l’abondance de choix créent alors le risque d’engager l’entreprise dans des actions ponctuelles sans qu’elles soient soutenues par une vision et une stratégie à long terme. Or, pour que la transformation sociale de l’entreprise ait du sens et soit véritablement efficace, elle doit nécessairement reposer sur une vision et une stratégie à la fois claires et cohérentes.
Vouloir placer l'être humain au centre des préoccupations de l'entreprise ne peut qu'induire une réflexion initiale sur les collaborateurs et la culture de l'entreprise.
Si l’on considère les sept questions centrales de responsabilité sociétale21. La gouvernance de l’organisation 2. Les droits de l’homme 3. Les relations et conditions de travail 4. L’environnement 5. La loyauté des pratiques 6. Les questions relatives aux consommateurs 7. Les communautés et le développement local. définies par la norme ISO 26000, qui donne les lignes directrices d’une démarche socialement responsable, celles-ci ont toutes pour objet l’être humain dans son individualité, ses interactions et son environnement.
C’est pourquoi il nous semble qu’une démarche qui vise à placer l’être humain au centre des préoccupations de l’entreprise ne peut qu’induire une réflexion initiale sur l’entreprise elle-même, en ayant pour point de départ les collaborateurs et la culture de l’entreprise.
Quelle première action mettre en œuvre pour les collaborateurs et la culture de l'entreprise ?
La vision que nous défendons est le résultat d’un double constat :
- Nous vivons à une époque où les valeurs humaines sont malmenées, comme nous le rappelle quotidiennement l’actualité géopolitique. Or, si l’on recherche un écosystème dont l’échelle et les qualités seraient propices à la défense et au développement des valeurs humaines, alors l’entreprise apparaît comme un lieu idéal. Il s’agit là d’une sérieuse source d’inspiration pour toutes les entreprises qui réfléchiraient à détailler leurs missions sociales.
- De plus, l’être humain est par définition ultra-social, car nous sommes biologiquement conçus pour un mode de vie foncièrement coopératif, le contexte professionnel moderne ne faisant pas exception3Professeur Dacher Keltner : « Toutes les études scientifiques contredisent l’idée centrale sur laquelle la tradition intellectuelle occidentale s’est développée, inspirant la psychanalyse, l’économie et les théories politiques et évolutionnistes, selon laquelle les êtres humains sont structurés pour maximiser en permanence leur propre intérêt, faisant de la compétition une norme et de la coopération et de la bienveillance, des conventions culturelles ou des actes trompeurs cachant un intérêt personnel plus profond. » Greater Good Science Center, université de Californie, Berkeley.. Or, les valeurs humaines sont le fondement même de la qualité des relations humaines et de la coopération, car elles influencent les comportements individuels et collectifs, en impactant les résultats des actions collaboratives4A. E. Colbert, J. E. Bono et R. K. Purvanova, Flourishing via Workplace Relationships: Moving Beyond Instrumental Support, Academy of Management Journal (2016) + J. P. Stephens, E. Heaphy et J. E. Dutton, High-Quality Connections, The Oxford Handbook of Positive Organizational Scholarship (2011) + J. Hu et R. Liden, Making a Difference in the Teamwork: Linking Team Prosocial Motivation to Team Processes and Effectiveness, Academy of Management Journal (2015)..
C’est pourquoi, la première démarche qui nous semble la plus cohérente et la plus efficace pour soutenir une volonté de transformation sociale est de s’intéresser au renforcement des valeurs humaines au sein de l’entreprise.
Que sont les valeurs humaines et comment les développer ?
Nous définissons les valeurs humaines comme les valeurs issues de toutes les attitudes mentales et comportementales qui créent et renforcent les liens entre les individus, en comprenant et en respectant l’humanité qui nous caractérise et qui nous unit.
Parmi ces attitudes mentales et comportementales, certaines nous paraissent particulièrement importantes à défendre dans le contexte professionnel : la bienveillance, la civilité, la gratitude, la confiance, l’empathie et la compassion.
Nous avons tous spontanément une perception personnelle – et pas complètement objective – de chacune de ces attitudes. Et pour cause : nous n’avons jamais eu l’occasion de véritablement les étudier pour en comprendre les origines biologiques, les processus mentaux, les idées reçues, les bénéfices propres ou encore la meilleure façon de les exprimer.
Par ailleurs, l’entreprise est par définition le lieu où nous travaillons ensemble, alors que jamais nous n’avons appris à travailler ensemble.
En considérant cela, on commence à comprendre la valeur et la nécessité d’une formation qui renforcerait les valeurs humaines et les aptitudes prosociales.
Développer les valeurs humaines est un processus que l'on engage sur le long terme, aidé d'une méthode pédagogique appropriée et d'une culture structurée.
Bien entendu, on ne forme pas les équipes au développement de certaines attitudes mentales et comportementales comme on les forme aux compétences techniques. Aussi inspirant que puisse être un formateur et aussi motivés que puissent être les gens au sortir de la formation, la véritable question demeure : qu’en reste-t-il après un mois, trois mois, et plus de six mois ?
C’est pourquoi le développement des valeurs humaines est un processus que l’on engage sur le long terme et qui nécessite de tenir compte d’une double exigence :
- Le besoin d’une méthode pédagogique appropriée.
- Le besoin d’inscrire les valeurs humaines dans la culture de l’entreprise.
Des valeurs humaines aux compétences humaines
Développer les valeurs humaines consiste à cultiver certaines attitudes mentales et comportementales : elles sont donc liées à des mécanismes psychiques et à des activités cérébrales dont on sait qu’elles peuvent évoluer grâce à la neuroplasticité. Ainsi, sous les effets de l’apprentissage et de l’expérience, il est tout à fait possible de réduire certaines habitudes mentales et comportementales ou bien d’en renforcer d’autres pour en faire des qualités établies et spontanées.
C’est la raison pour laquelle les valeurs humaines reposent sur des compétences humaines qui peuvent être développées par un entraînement spécifique.
Pour être effectif, cet entraînement doit comprendre trois étapes fondamentales : la connaissance, l’analyse critique et l’expérience. L’objectif pédagogique est d’établir une familiarité mentale qui est d’autant plus essentielle qu’elle favorisera une compréhension approfondie de la compétence à développer et sera la cause même de son expérience. Cette familiarité mentale est donc le principal moteur de la transformation comportementale.
La culture d'entreprise comme vecteur des valeurs humaines
Faire évoluer les comportements individuels et collectifs afin de créer une culture partagée des valeurs humaines est un processus de transformation graduel qui, pour être efficace et pérenne, va nécessiter de formaliser les fondamentaux de la culture de l’entreprise.
La première étape consiste à définir l’ensemble des valeurs clés et des comportements revendiqués par l’entreprise et la façon dont cet ensemble engage chacun des collaborateurs. Ensuite, l’objectif est de réfléchir à la façon dont ces nouveaux éléments peuvent remodeler les missions de l’entreprise, tout en restant cohérents avec la vision et la stratégie à long terme, et comment cet ensemble peut se traduire concrètement dans les processus internes et les activités sociales de l’entreprise. Enfin, ces nouvelles valeurs peuvent également influencer la position de l’entreprise sur son marché et la manière dont celle-ci valorise son offre, répond aux besoins et aux attentes de ses clients et se différencie de ses concurrents.
Le développement des valeurs humaines induit le développement de compétences humaines essentielles qui impactent directement les résultats de l'entreprise.
Vers un ensemble de compétences humaines stratégiques
Il est intéressant de noter que former ses équipes pour renforcer les valeurs humaines induit le développement d’une pluralité de compétences humaines essentielles. En effet, comment vouloir renforcer les aptitudes prosociales sans aborder la résilience, et comment vouloir accroître la résilience sans tenir compte de l’implication des émotions ? De même, comment vouloir améliorer la gestion des émotions sans perfectionner la conscience des expériences mentales ? On comprend donc que le développement des valeurs humaines entraîne dans son sillage le développement d’un ensemble de compétences humaines spécifiques qui sont liées et qui s’enrichissent mutuellement.
Un tel ensemble de compétences humaines est profondément bénéfique aux entreprises, car il détermine la capacité de chaque collaborateur à observer, à analyser et à agir de la façon la plus constructive. Aujourd’hui, il n’y a plus le moindre doute quant aux effets directs de ces compétences sur l’atteinte des objectifs économiques et sociaux. Que l’on parle d’ambiance de travail et d’engagement, de satisfaction clients, de capacité d’innovation ou d’adaptation, ou encore de résultats financiers, les compétences humaines impactent directement les résultats des entreprises5J. K. Harter, F. L. Schmidt et T. L. Hayes, Business-Unit-Level Relationship Between Employee Satisfaction, Employee Engagement, and Business Outcomes: A Meta-Analysis, Journal of Applied Psychology (2002) + T. Rath et J. Harter, The Economics of Wellbeing, Gallup (2002) + A. W. Woolley, C. F. Chabris, A. Pentland, N. Hashmi, et T. W. Malone, Evidence for a Collective Intelligence Factor in the Performance of Human Groups, Science (2010).. C’est pourquoi elles peuvent être qualifiées de compétences humaines stratégiques.
Une vision nouvelle
C’est donc sur les fondations et les bénéfices d’une culture partagée des valeurs humaines que l’entreprise pourra définir, dans les meilleures conditions, sa vision et les étapes importantes de sa stratégie de transformation sociale, renforçant ainsi sa contribution aux enjeux du développement durable.
Il va sans dire que les stratégies de déploiement d’une culture des valeurs humaines ne sont pas les mêmes pour une entreprise de 100 collaborateurs et un groupe mondial de plus de 5 000 employés. Fort heureusement, quel que soit le contexte, il y a toujours une stratégie pertinente possible : c’est à la fois la beauté et le challenge de la transformation sociale.
Laurent van Steenkiste & Valentina Dolara
Illustration de Luana Lloyd